• Il est moins le quart ( de la demie) Herr Schweitzer!

    Il est moins le quart ( de la demie) Herr schweitzer!

    Piéce édifiante en trois tableaux de Gilbert Lestron

    Premier tableau

    La scéne se passe dans un intérieur bourgeois du 5° arrondissement de Paris. Le décors est staffeux, haut de plafond, parquets cirés, cheminées à trumeaux hautains mais le tout est rehaussé de touches de modernitude: sculptures hirsutes, tableaux errants, siéges aigus, l'ensemble fait très enfant sage qui aurait balancé sa boîte de couleurs à la tête de la nurse. Ce que nos arrières petits enfants nommeront le style Burp! ou Post-contemporain.

    Un homme travaille seul à sa table, éclairée par une lampe à l'Eugéne. 

    Près de lui, derrière lui, dans l'ombre, un garde républicain patiente tous chromes faits, il est l'incarnation même des valeurs de la république.

    La bonne entre, on l'a habillée elle aussi dans les tons sobres et gris, petit personnel du tiers monde pour bourgeois occidental qui culpabilise. Elle parle un anglais très supérieur à celui de son maître qui baragouine "globish"

    -Mister Livingstoon from the USA First, a magazine of Atlanta is waiting for you sir.

    -Bien faîtes le entrer Jesuilta.

    L'homme continue de travailler, il écrit beaucoup, classe des papiers, il a des dossiers énormes autour de lui. Entre sur la scéne un homme de la Propreté de paris, un grand blond poussant une brouette dans laquelle gît un américain, c'est un américain "full options", il est en bermuda et chemises à fleurs déchirées, il porte une casquette patriotique étoilée et marquée: "USA First... in your ass!". Il n'est plus du tout en état de fonctionnement.

    -Où est-ce que je mets ça? Demande l'employé de la Propreté de Paris.

    Mais l'autre ne répond pas, trop absorbé par ses dossiers, alors il vide le contenu de sa brouette sur le tapis.

    Après un moment le bon monsieur Schweitzer léve enfin les yeux de ses papiers, remet ses lunettes et découvre son invité comateux sur la moquette.

    --Vouéle! Vouéle! Vouéle! Mistère Livingstoon I précheume? Gueulade tou mite iou and...

    And il lui lance une tirade en anglais incompréhensible à laquelle l'autre ne comprend visiblement rien.

    L'employé de la Propreté qui finit d'épousseter sa brouette, comme un chauffeur de maître sa Rolls, léve le doigt:

    -Si vous voulez je peux traduire?

    -Vous parlez l'américain?

    -J'ai un DEA d'anglais.

    -Eh bien soit il a tellement bu qu'il  ne comprend rien quand je l'entretiens dans sa propre langue, vous aurez peut-être plus de succés que moi! Dîtes lui: vous avez bien fait d'emprunter les transports en commun, mais je ne savais pas que la Mairie de Paris entendait développer le co-brouettage?

    -Ah béh non vous y êtes pas du tout. Je l'ai ramassé, il venait de se faire castagner par une quinzaine de noirs place d'Italie.

    -Ah tiens don' vous m'étonnez sans doute aura-t-il tenu quelques propos inconvenants à leur endroit. Je vais faire un signalement à la justice de ce monsieur Livingstoon, il  se croit encore en Alabama...

    -Non, non ils l'ont attaqué en le traitant de sâle blanc raciste, ils étaient sâlement remontés, ils avaient trop fumé je crois. Sans les boulistes de la place d'Italie, il y laissait la peau, c'était joué. Ils leur ont balancé leurs boules en les injuriant, les autres ont eu peur et ils ont lâché le type.

    -En les injuriant dîtes-vous? Des injures à caractère raciste?... oui sans doute. Vous pouvez me dire à quoi ils ressemblaient ces boulistes?

    -Ben à des boulistes... casquette, polo, l'air bonnasse...

    -Mais encore?

    -Je sais pas moi, des mecs tranquilles qui aiment bien se retrouver ensemble, ils s'appellent par leurs surnoms, ils connaissent même pas leus noms de famille... il y a Mika, L'alouette, Bamba...

    -Je veux dire: iles étaient blancs vos boulistes?

    -Y avait un peu de tout des boulistes parisiens quoi!

    -et les noirs comment étaient-ils?

    -Ben y-z-étaient noirs?

    -Si je comprends bien pour vous ils se ressemblent tous c'est bien celà? Allez nom, prénom, âge et matricule social?

    Il fait un signe au garde républicain qui avance d'un pas et alors l'on se rend compte qu'il y en a toute une file, et celui qui  était derrière prend la place sur le devant, ils lui servent de factotum, de courriers du tsar.

    -Mon... ben ... M'Bouala Désiré Patrice Alphonse, né à Brazzaville le...

    -Mais... mais vous êtes africain?

    -Béh ouais.

    -Mais... mais vous êtes pas noir?

    -Chuis albinos, dans la famille une génération sur deux qui est albinos... né à Brazza le 26 septembre 1962 de...

    -Oui bon ça ira... pour cette fois... de toutes les façons dans quelle colonnes voulez-vous que je vous mette? A la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations on a pas prévu ça: africain, albinos, raciste... bon je vais faire un signalement de votre gang de boulistes de la place d'Italie...

    Il tend le formulaire administratif, qu'il a rempli avec soin, au garde républicain, qui le prend et quitte la scéne.

    A ce moment le journaliste américain se réveille difficilement, il râle:

    -Hauve dou iou dou mistère Livingstoon?

    L'employé de la Propreté de paris se rapprôche, se baisse,  pour entendre ce que dit l'américain:

    -Il dit: oooh je vous prie mister Schweitzer parle le français, j'aime tant le langue français, excuse-me pour le vêtement quand je vais à Paris je fais le touriste "c'est mooon plaijieure"!

    -Oui sans doute... il y a à voir... mais enfin celà commence à dater quelque peu... ah si seulement l'on avait mis en pratique les plans visionnaires de Le Corbusier!

    L'autre traduit puis écoute la réponse:

    -Il dit: the swiss? The man who... celui qui voulait raser le moitié de le Paris? Godam he was crazy!

    Il y a de la déception sur les traîts déjà fatigués (longtemps qu'il a pas fait de thalasso, au moins six mois.) du bon monsieur Schweitzer. Il écrit un billet, fait un signe au garde républicain suivant qui avance et prend le papier:

    -Emmenez-ça au commissariat du 5° pour interrogatoire. suspicion de menées discriminantes!

    -L'interroger ça va être difficile il est plus tellement en état! Fait remarquer l'employé de la Propreté de Paris en se rapprochant de l'américain qui murmure agonisant:

    -Il dit: frenchmen are cingled, they are foolish, vive le France ! " c'était mooon plaijieure!"

    -Bien ce que je pensais: propos nationaliste, déviationnisme franchouillard, c'est un fassiste... donnez-moi le papier je vais rajouter ça au motif.

    Il écrit, puis redonne le papier au garde républicain qui remet l'américain dans la brouette et l'emporte hors la scéne en le poussant au pas de course, suivi par l'employé de la Propreté de Paris qui surveille son matériel, le balai à l'épaule.

    Demeure seul en scéne le bon monsieur Schweitzer, harassé, fatigué, qui se remet à écrire sous la lampe...

    Il est bien plus de minuit...

    Le rideau tombe et personne le ramasse.   

     

    Deuxiéme tableau.

    La scéne se passe dans quelque 43° sous-sol d'un bunker du Palais de l'Elysée. Une douzaine d'offciels, mâles et femelles sont perchés sur des chaises de cantîne autour d'une table de même obédience, l'ensemble fait très caserne, ce que l'on voit surtout ce sont les chaussettes mi-bas en fil d'Ecosse dans le genre Dossiers de l'Ecran de la haute époque, pour ceux qui sont en âge de connaître. Ils mangent.

    -Alors Louis rouge ou blanc? Pouilly ou Pomerol?

    -Mais Jacques pourquoi voulez-vous toujours choisir? Je vous l'ai déjà dit c'est le mélange qui est beau.

    Il prend des mains du serveur la bouteille de Bordeaux, cueille dans le seau celle de Pouilly et les verse ensemble dans son verre et il boit.

    Le murmure unanîme:"C'est admirable!"

    -Comme vous avez raison Louis le métissage voilà l'avenir, à ce propos j'ai lu votre rapport sur la montée de l'eccxx-trémisme dans le sport, c'est tout à fait déplorable ...et d'ailleurs je le déplore.

    -Pour ma part je ne fais pas que le déplorer cher Jacques, je le combats... pour quoi j'ai proposé aux instances supérieures du fotebale lors de la phase finale du prochain championnat d'europe des nations de ne présenter qu'une seule équipe européenne plutôt que des représentations nationales dépassées et hors de propos. Celà sera un support pédagogique remarquable pour l'idée européenne... sans compter que cela facilitera ô combien le déroulement de la compétition.

    Le murmure unanîme: "Il est admirable!"

    -L'on m'a dit aussi que vous travaillez trop Louis, ce n'est pas raisonnable.

    -c'est que c'est là une tâche immense que vous m'avez confiée là cher Jacques... et que j'ai acceptée sans en connaître toute la difficulté, la bête immonde monte, monte, monte... hier encore il m'a fallu congédier mon chauffeur François...

    -Ah tiens don'

    -Eh oui, nous étions à la Cité du Val Fourré pour l'inauguration du Mémorial des Africains Cimentés du Batîment...

    -Oeuvre magnifique et bien digne de dévotion... euh je veux dire que nous ne devons jamais oublier!

    -A l'issue de la cérémonie, nous regagnons nos voitures avec monsieur le préfet, le cortêge avait disparu, volatilisé, ne restait plus que quelques enjoliveurs! Un cortêge d'une vingtaine de véhicules quand même!

    -Quelle énergie!

    -Bon, monsieur le préfet prend les choses avec bonne humeur et moi de mâme, et nous repartons à pied sous les lazzis de la foule un peu frondeuse mais bonne fille, certes au passage ils déculottent bien monsieur le sous-préfet qui dirigeait une opération commando héliportée anti-chauffards avec deux compagnies de parachutistes, le malheureux avait du se poser à court de kéroséne, mais c'est un garçon pondéré et qui ne se formalise par pour un manche de pioche dans le fondement, certes il y a bien quelques cris: "...on va te fourrer sâle blègre!"

    -Blègre?

    -Oui c'est un néologisme qu'ils ont formé avec bl de blanc et la fin de ... enfin du mot... du gros mot que vous savez... rien de bien méchant, de l'imagination et en même temps la preuve que la souffrance reste vive chez eux même après une bonne paire de siècles, vous voyez Jacques. Et puis les chauffeurs, personnes simples ont voulu répondre par des provocations et ils se sont laissés aller à des propos... oh des propos...  

    Ses lunettes s'embuent, il les retire pour les essuyer avant d'ajouter en proie à la plus vive émotion:

    -...inadmissibles! Dés qu'ils sortent de l'hôpital je les envoye en camp de rééducation.

    Murmure unanîme: il y a plus de gigot?

    -Le plus étonnant impossible de savoir ce qu'ils ont fait des motards, les cellules de soutien psychologiques envoyées en urgence sur les lieux nous ont expliqué qu'il y avait chez ces gens, dans ces populations, une telle mémoire blessée que pour eux les motards symbolisent l'homme blanc à cheval et dominateur, l'esclavagiste dans toute son horreur et depuis ils se sont enfermés dans un déni de motards.

    -C'est... c'est troublant et en même temps tellement émouvant.

    Murmure unanîme: on est admirable!

    Entre un garde républicain, tout cabossé, tout péteux, boueux qui fait un bruit de casseroles, de fait on lui a accroché toute une batterie de cuisine au train comme à un clébard.

    -Alors mon brave et là-haut ça se passe comment?

    -Pas terrible mon président. Ils viennent de raser la place Vendôme, une descente surprise de la maternelle Benoit Frachon, la grande section, la fameuse section de fer, sinon Suzanne 24 c'est le ministère de l'agriculture a encore émis ils tiennent bon ainsi que Valérie 13...

    -Valérie 13?

    -C'est le ministère des anciens combattants, mais Josette 19,c'est la jeunesse et les sports, a détruit sa radio, je crois que la position est tombée, ils ont été submergés...

    Murmure unanîme: "on est mal barré!"

    -Et comment... la Kultur?

    -Ah ouais Jean-Marcel 14, eux ils ont filé les clefs avant le début des... des événements, mais les mômes ont rien saccagé, ils ont trouvé que c'était trop môche!

    -Eh bien mon cher Louis vous savez mon souci constant et l'importance... première... et même primordiaux...

    -Diale!

    -Oui et même diale que j'accorde à votre mission, malgré les menus... incidents de ces derniers jours, je veux vous donner tous les moyens pour l'accomplissement de votre tâche sacrée aussi ai-je demandé à Bruxelles de vous envoyer quelques renforts afin de vous soutenior dans votre action , si ces... ces franchouillards croient que nous sômmes prés de renoncer  ils se trompent lourdement, nous les mettrons au pas, et même au pas cadence, on m'a promis deux régiments de saxons commandés par un jeune colonel trés prometteur von... von Moltkë... un nom comme ça, il connait bien la région sa famille a des attaches dans la Marne il me semble, vous vous entendrez bien avec lui et surtout cher Louis, n'est-ce pas ne craignez pas les mesures les plus énergiques! Et vous mon ami rafraîchissez-vous.

    -Pas de refus mon président, il fait soif sous le casque.

    Le garde républicain saisit le verre du bon monsieur Schweitzer, il boit et recrache tout de suite:

    -C'est dégueulasse ce truc, ça ressemble à rien!   

     

    Tableau final. 

    La scéne se passe dans les salons de l'Hôtel Lutétia, il y a plein de soldats allem... européens qui vont et viennent, le bon monsieur Schweitzer est en compagnie de l'un d'eux le sus-nommé Oberst Hardmuth von Moltkë.

    -Je pense que vous serez bien ici le Lutetia est un hôtel très convenable même s'il n'a pas une très bonne image chez l'indigéne, je ne sais pas pourquoi?

    -Ah bon chez nous il a une très bonne côte. Dans Der Wermacht Reiseführer Besatzung il a trois macarons: maison de tradition, excellent accueil, parle allemand, il est dit.

    -Ah tant que je vous tiens cher ami, je voulais vous demander votre avis sur les affiches que nous allons placarder sur les murs de Paris à la suite des déclarations proprement insoutenables de l'un des chefs de la rébéllion?

    -Les déclarations? Quelles déclarations?

    -Vous ne les connaissez pas? J'ai honte à vous les apprendre, je cite: "...Quand même... on pourrait... il serait peut-être souhaitable de parler un peu... du Canal du midi dans les programmes scolaires!"

    -Mein gott!

    -Eh oui toujours ce nationalisme détestable! Aussi...

    Il déploie une affiche immense, Herr von Moltkë regarde la chose en connaisseur mais dubitatif:

    -En jaune les affiches herr Schweitzer ça rend mieux. Mais pourquoi en anglais la liste des otages?

    -Béh mais parce que c'est la langue de l'europitude et de la modernité.

    -Mais vos parisiens vont n'y rien comprendre.

    -Tiens don' croyez-vous, je n'y avais pas pensé, il est vrai que ces parisiens sont demeurés tellement provinciaux! Voyez-vous j'avais pensé mettre en dessous la traduction en allemand afin de célébrer au mieux l'europe nouvelle, la renouvelée collaboration franco-allemande et tout ce genre de choses.

    -c'est une pensée qui vous honore et une attention dont je vous remercie Herr Schweitzer au nom de la grande Allemagne... euhum je veux dire de l'europe nouvelle.

    -A propos vous avez l'heure Herr von Moltkë?

    -Il est moins le quart (de la demie) Herr Schweitzer!

    Le rideau se casse complétement la gueule, mais on s'en fout le théâtre est en feu.   

     

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